Revue Verso N° 16, octobre 1999
Frank Lamy
Texte paru dans la revue Verso N° 16, octobre 1999
Texte peint par Anthony Freestone dans plusieurs polyptyques.
Deux ensembles distincts, deux séries hétérogènes. Les tartans et les polyptyques.
On peut repérer deux constantes :1) Anthony Freestone peint à l’acrylique sur des panneaux de bois; 2) le «modèle» de chaque tableau est toujours un document imprimé, une image au sens large. Quelque chose qui est déjà très fortement codé. Culturel.
Le travail d’Anthony Freestone est proche de celui d’un copiste. Les images de départ sont en effet reproduites, en peinture, scrupuleusement. Parfois, il a recours à un épiscope. La peinture n’est ici rien d’autre qu’une technique. Projeter et copier participe d’une même mise à distance du peintre. Cela s’exécute dans un oubli de soi. L’image initiale est convoquée, utilisée pour elle-même, mais aussi, et surtout, pour tout ce qu’elle véhicule de références, de sens. Tout son hors champ. Signe. Elle travaille sur le mode métonymique. Si le peintre se trouve face à plusieurs images évoquant le même registre, il opte pour la première qui s’est présentée a à lui. Suivant un protocole d’élaboration rigoureux, depuis 1991, Anthony Freestone peint, reproduit des tartans, respectant l’ordre alphabétique des clans auxquels ils se rapportent. Le format des tartans ne varie pas : un carré de 150 cm de côté. La ligne la plus fine du document original est, sur le tableau, large d’un centimètre. Pour donner une échelle. Aussi fixer un point de vue. Et régler la question du choix. Bien sûr, ces motifs écossais ne sont pas sans échos dans l’histoire de la peinture. Variation sur le thème de la grille. Oscillation entre figuration et abstraction. Jeu sur l’entrelacs. Travail du recouvrement. Tentation du décoratif. Traditionnellement, ces tissus étaient, en Ecosse, associés à une région et à son clan. Ils remplissaient des fonctions de camouflage et en même temps de reconnaissance. Après la bataille de Culloden en 1746, l’Angleterre victorieuse interdit le port du tartan. Refoulés, oubliés, ils furent retrouvés, voire réinventés de toutes pièces, au 19e siècle. Les tartans convoquent les notions de généalogie, de réseau, de territoire. de culture mais aussi de fiction. D’identité. Tisser: former, élaborer, constituer en entrelaçant. Le tissu à faire avec l’entrelacs, l’enchaînement, le mélange; en biologie: ensemble des cellules ayant une même morphologie et remplissant une même fonction; en sociologie : ensemble d’éléments de même fonction, organisés en un tout homogène.
«Je travaille sur les liens entre des lieux, des personnes, des époques et des oeuvres. Il ne s’agit pas de rapprocher des éléments radicalement différents, de jouer sur l’incongruité ou la surprise, mais de tenter de montrer les correspondances entre des choses ni tout à fait proches, ni absolument éloignées, sans que l’on puisse précisément dire si ce tissu de relations mène ou non à quelque chose. » Anthony Freestone, catalogue de son exposition au Musée des Beaux-Arts du Havre, 1994.
L’autre ensemble, celui des polyptyques, fonctionne sur le principe de l’assemblage. De la connexion. Anthony Freestone relie, combine, tisse. Ou plutôt, selon un mode analogique, fait état de liens existants entre divers éléments. Il révèle, met à jour et découvre. Il invente. Les liens ne sont jamais matérialisés, explicités. Ils se font pour ainsi dire par glissements, enchaînements. Associations qui se jouent sur différents registres. Par exemple : les Charcot père et fils, M. Duchamp, S. Freud et le clan des Scott. Ou ailleurs le clan Campbell, le clan MacDonald, A. Warhol et A. Freestone. Ou aussi Alice au pays des merveilles, le film Blow up, et la série Le prisonnier. Les références au champ de la psychanalyse nous invitent à ne pas considérer les panneaux en eux-mêmes. Ils sont comme la manifestation de quelque chose d’enfoui, de secret. Il y a comme quelque chose à découvrir. Les panneaux, contenant chacun une image, seraient comme les points émergents, les reliefs, l’écume d’un vaste réseau, tissu. Où le travail lui-même est englobé. Par un jeu de reprises internes, il arrive souvent qu’une même image soit utilisée dans plusieurs polyptyques. Les références sont elles aussi récurrentes. On retrouve l’Ecosse et son histoire, Duchamp, Warhol, Freud, Leiris, Carrol…
Il y a une logique du parcours, de la transition, du mobile qui oeuvre sur plusieurs niveaux et qui structure l’ensemble du travail d’Anthony Freestone. L’organisation en polyptyque favorise une émergence du sens par la circulation des informations. Sens et non pas signification. Les documents de départ reproduits, agrandis, projetés sur le tableau, convoquent tout un univers symbolique. Un polyptyque explicite, Babel (1998), présente sur six panneaux des traductions françaises différentes de l’épisode biblique de la tour de Babel, un septième panneau en donne une traduction anglaise. La traduction comme passage entraînant des pertes et des gains au coeur même du texte. Souvent apparaissent des cartes. Reviennent régulièrement des figures d’espions, d’explorateurs- du monde comme de l’inconscient. Leiris et ses textes autobiographiques. Duchamp, Alice, Le prisonnier… sont au coeur d’une problématique de l’identité mouvante, nomade, non fixe. Des êtres en déplacement. En devenir. Différents positionnements du « je ».
Car c’est peut-être cela le coeur même du travail d’Anthony Freestone : un questionnement ontologique. Il peint dans une perspective analytique, avec un fonctionnement quasi paranoïaque. Le sujet Freestone se construit au centre d’un vaste système de connections. Il en dresse une topographie. Une manière d’ordonner le monde.
Frank Lamy, Verso, octobre 1999