Relire Proust
Amaury Scharf
En 2013, je décidai de relire Proust.
Anthony Freestone ouvre son exposition à la galerie Nicolas Silin sur ces mots, une œuvre littéraire qui dans l’espace est mis en relation avec différentes pièces plastiques. Des éléments picturaux qui semblent être à première vue dispersés et n’être sans lien les uns avec les autres. Toutefois ils finissent par se rapprocher entre eux à mesure que l’on traverse l’espace d’accrochage. Car le thème proustien le plus présent dans cette exposition c’est bien sûr le temps et l’amour. Cette combinaison des différents œuvres est importante pour l’artiste, car celui-ci défend une idée de combinaison, d’appropriation, qui le mène à la création de parcours qui sont pour lui ceux de la pensée1. Maurice Merleau-Ponty nous dit qu’un corps qui voit est alors le sujet d’un savoir qui porte sur sa propre capacité de mouvement2.
L’acte du lecteur et d’autant plus important que c’est à travers lui que le récit prend forme, il le crée par les différentes interconnexions3 qu’il réalise entre les différentes pièces plastiques de l’espace. En effet, il construit son propre texte à travers des fragments séparés, il devient alors le lecteur/acteur qui agence le texte à travers son parcours4. Les compositions picturales d’Anthony Freestone (peintures à l’acrylique sur bois) constituent à la fois l’évocation d’un « Recueil de reliques » (terme qu’il emprunte au journal de Michel Leiris) et une tentative d’établir des correspondances entre les différents éléments de ce recueil. Il dit que « les tableaux s’apparentent en quelque sorte au jeu de dominos, quand des pions, dispersés en début de partie, se retrouvent petit à petit liés les uns aux autres au fil des combinaisons »5.
Il apprécie les liens qui peuvent se créer entre des lieux et des personnes, des époques ou des œuvres. Il ne s’agit pas de rapprocher des éléments radicalement différents, de jouer sur l’incongruité ou la surprise, mais de tenter de montrer les correspondances entre des choses ni tout à fait proches, ni absolument éloignées, sans que l’on puisse précisément dire si ce tissu de relations mène ou non à quelque chose6. Anthony Freestone réuni alors dix extraits de Proust qui concernent l’amour ou le temps, parfois les deux. Il va peindre, recopier en somme sans idée de virtuosité picturale, c’est le gout de la copie, de l’imitation qui l’intéresse. Comme pour imprimer le texte en lui, il crée alors un lien entre sa lecture et le temps de la copie, mêlé peut-être à une sorte d’oubli de soi.
Ses tableaux sont copiés, peints, imités à partir de documents préexistants (modèles de tissus, cartes géographiques, images et textes). Anthony Freestone défend une idée de labeur, de combinaison, d’appropriation surtout, qui le mène à la création de parcours qui sont ceux de la pensée et que le regardeur, qui se laisse prendre, s’approprie lui aussi7. Pour l’artiste l’imitation est « un mélange de froideur, de détachement par rapport aux choses et, en même temps, il y a quelque chose de très affectif et sentimental8 ». Mais l’imitation peut être aussi la simple récupération. Plutôt que de rendre présent l’objet, on peut donner directement l’objet à voir. Par exemple, ici l’artiste mêle art et fiction, au travers de l’imitation du texte mais aussi de sa transformation en une forme picturale, de typographie, de couleurs, de formats. Son travail est principalement un travail de mémoire, la remémoration de ses lectures est constante. Dans cette idée de reproduction et d’imitation Pierre Damien Huyghe évoque le terme « Effingere » qui vient de l’imitation dans l’expressivité et dans la plasticité. C’est pour lui cette même opération qui est un événement tout aussi plastique que mythique9. L’imitation c’est représenter des concepts et représenter ce qui nous entoure, c’est à dire la nature. Mais la représentation qu’elle soit artistique, descriptive ou picturale, qu’elle puisse être fictive, affabulatrice ou mensonge, elle est d’une manière ou d’une autre empruntée, combinée ou modifiée et n’est pas notre environnement même.
Pour Anthony Freestone se sont des textes littéraires qui dans leurs reconstructions par le regardeur entre dans un procédé de lecture et pénètre une narration qu’il va construire lui-même. Mais ces textes et extraits ne sont pas choisis au hasard, Maurice Godelier nous parle du langage et de la force des mots, pour lui ils ne sont pas seulement chargés de sens mais aussi de valeur et d’affect10. Les affects et la personnalité de Anthony Freestone se révèlent par ses choix dans les extraits de Proust. L’histoire, qui nous est racontée, est celle de son for intérieur.
En parallèle, il réunit une collection d’images d’actrice de cinéma dont la beauté le touchait personnellement. Il ne s’agissait non pas tant de réunir des images de femmes universellement reconnues pour leur beauté, que de distinguer parmi elles celles qui le touchaient intimement. « Celles qui m’émouvaient le plus étaient souvent celles qui n’apparaissaient que furtivement dans les films, parfois seulement quelques secondes, mais qui l’illuminaient de leur beauté fugitive. Elles sont des beautés oubliées11. »
Elles se confrontent directement aux textes dans l’espace, comme un miroir figuratif de l’écrit. Ici ses « Beautés oubliées » sont peintes avec de simples points, la ligne de l’écrit s’opposant aux points du dessin. Ces femmes comme fantasme de beauté pour l’artiste créent une affinité avec l’amour et le temps de Proust. Beauté éphémère par leur souvenir, et amour de la beauté pour l’artiste. Un lien qui justifie l’intérêt que Anthony Freestone leur porte.
A la fin du travail sur Proust, celui-ci trouve un recueil de l’année 1911 de la revue La Science au XXème siècle12. Parmi ces articles, l’un étudiait la foudre et ses différentes manifestations. Il va alors imaginer la série Coups de foudre. L’éclair est représenté dans sa forme scientifique, imitant cette imagerie, en témoigne l’ajout « fig. 1… » et va le déplacer de son champ principal en le faisant devenir un liant entre les extraits de Proust, et le rapport à l’amour. Mais ils sont aussi liés au temps, le temps naturel, le temps d’un instant, celui de la foudre fugace et rapide comme le sont les apparitions oubliées des actrices peintes de l’autre côté de l’espace et de leur éphémère présence sur la scène publique. C’est après avoir été frappé par ces œuvres, que s’achève l’exposition d’Anthony Freestone à la galerie Nicolas Silin. Vous avez maintenant toutes les clefs en mains pour y passer du temps avec votre Amour du 12 avril au 15 juin 2018.
Amaury Scharf, Le champignon d’art, Article « Relire Proust » Anthony Freestone – 12 avril – 15 juin 2018.
Cit. Anthony Freestone « Centre d’arts plastiques », 25 septembre – 30 octobre 1999 ↩︎
Cf. Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, dossier et notes réalisés par Lambert Dousson, Lecture d’image par Christian Hubert- Rodier, Paris, Edition Gallimard, Collection Folio Plus Philosophie, 1964 pour le texte, 2006 pour la lecture d’image et le dossier, p.84 ↩︎
Cf. Renée Bourassa, Les fictions Hypermédiatiques, Mondes fictionnels et espaces ludiques, des arts de mémoire au cyberespace, Montréal, Le Quartanier, Erres-Essais, 2010, p.32 ↩︎
Ibidem p.33 ↩︎
Cit. Pascale Le Thorel-Daviot, « Art Press n°252 », décembre 1999 ↩︎
Cf. Anthony Freestone, Catalogue Musée des Beaux-Arts, Le Havre, 1994 ↩︎
Cf. Pascale Le Thorel-Daviot, Art Press n°252, décembre 1999 ↩︎
Cit. Pablo Duràn et Anthony Freestone, entretien, Aurora N°6, juin 1997 ↩︎
Cf. Pierre-Damien Huyghe, Modernes sans modernité, éloge des mondes sans style, Paris, Nouvelles Editions lignes, 2009, p.65 ↩︎
Cf. Maurice Godelier, L’imaginé, l’imaginaire et le Symbolique, Paris, CNS édition, 2015, p.50 ↩︎
Cit. Anthony Freestone, Mars 2018 ↩︎
Cf. Anthony Freestone Mars 2018 ↩︎