Henri-Pierre Roché, François Truffaut & Marcel Duchamp
Anthony Freestone
in : Actes du Colloque Jules & Jim sur Henri-Pierre Roché, 2003-2008
J’ai dû voir le film Les Deux Anglaises et le continent pour la première fois à la télévision à seize ou dix-sept ans ; ce devait être vers 1977 ou 1978. C’est l’un des films qui m’ont révélé que le cinéma était un art. Je n’imaginais pas qu’un sujet aussi intime, la sexualité, pût être abordé aussi ouvertement. De plus, cette histoire, entre la France et la Grande-Bretagne, me touchait tout particulièrement, moi, né de mère française et de père anglais. Je me souviens être allé, dès le lendemain, commander le livre et le scénario du film dans la librairie de ma ville, Vincennes. J’avais remarqué dans le générique du film la couverture du livre dans la collection blanche de Gallimard et ce fut sans doute le magazine télé qui m’aida à retrouver le nom, inconnu pour moi, de l’auteur du roman dont le film était tiré : Henri-Pierre Roché. Ce film, alors quelque peu négligé dans la filmographie de François Truffaut, resta gravé pendant des années dans ma mémoire et devint une sorte de mythe personnel. Je ne le revis que lors de sa reprise en 1985 ; j’avais entre temps pu voir tous les autres films du réalisateur.
Je ne sais plus exactement à quel moment je découvris les liens d’Henri-Pierre Roché avec Marcel Duchamp. Je dois avouer avoir mis longtemps à comprendre l’importance de Duchamp. Peut-être son assassinat figuré1 par des artistes dont j’aimais le travail m’avait détourné de son œuvre. J’étais trop jeune pour visiter l’exposition Duchamp au Centre Pompidou en 1977, et je n’avais pas alors connaissance du travail qu’André Raffray avait réalisé sur sa vie2. Depuis janvier 1990, je note dans un cahier la liste de tous les livres que je lis et j’ai pu y retrouver la date de la lecture du livre d’Arturo Schwartz 3 qui me fit comprendre et aimer Duchamp : octobre 1993. C’est peut-être dans ce livre que je découvris l’amitié qui avait lié Henri-Pierre Roché et Marcel Duchamp. Tout d’un coup, deux univers distincts, mais qui m’étaient chers, se retrouvaient apparentés. De plus, les questions touchant à la sexualité, qui m’avaient tant marqué lorsque à seize ans j’avais vu le film, étaient présentes dans les deux œuvres : virginité, chasteté, masturbation… C’est sans doute à ce moment-là que le projet de travailler sur Henri-Pierre Roché, Marcel Duchamp et François Truffaut s’est formé.
Mon premier travail évoquant Duchamp date de 1994. J’avais alors copié la photographie de sa pièce intitulée Tabliers mâle et femelle -boite alerte- 1959, que j’avais intégré à un polyptyque4. J’avais constaté avec intérêt que ces petits tabliers sexués étaient confectionnés dans un tissu écossais, plus exactement une sorte de madras5. Il me semblait aussi curieux que ces tabliers fussent d’un même motif donc d’un même clan - de la même famille - et que cela put évoquer les liens de Duchamp avec l’une de ses sœurs, Suzanne6. Je copiai à nouveau des œuvres de Duchamp dans les années suivantes. En 1997 je copiai une photographie de Why not sneeze Rrose Sélavy ? dans un polyptyque intitulé Charcot père et fils7. Polyptyque où je travaillais sur le lien entre Jean-Martin Charcot, professeur de Sigmund Freud à la Salpetrière et son fils Jean, l’explorateur des régions polaires. Je jouais sur la traduction de Why not ? en Pourquoi pas ? qui était le nom du bateau de Charcot. En 1998, je réalisai Idalion, un polyptyque qui faisait, entre autres, le lien entre un texte d’André Hardellet, Le Seuil du Jardin8, et la pièce de Duchamp Rotative plaque verre (optique de précision), 19209. Hardellet10 décrit dans son livre l’histoire d’un peintre, Steve Masson, qui retrouve les sensations de son enfance à Vincennes grâce à une machine, inventée par son ami Swaine, machine dont la description est proche de la pièce de Marcel Duchamp. Le lieu précis où Masson pénètre dans son passé est le bal d’Idalie dont l’emplacement est aujourd’hui occupé par des immeubles où j’ai passé ma propre enfance.
Je constitue au fil des années des dossiers sur différents sujets qui me touchent, souvent intimement : œuvres picturales, littéraires ou cinématographiques, artistes, lieux géographiques ou motifs écossais… Ces dossiers, qui s’étoffent pendant des années, donnent parfois lieu à une œuvre lorsque deux thèmes, considérés habituellement comme distincts, se trouvent soudain entrer en contact l’un avec l’autre. Ces tableaux se présentent habituellement sous la forme de polyptyques qui s’apparentent en quelque sorte au jeu de dominos, quand des pions, dispersés en début de partie, se trouvent petit à petit liés les uns aux autres au fil des combinaisons. Chaque panneau du polyptyque présente différents documents ; photographies, cartes géographiques, textes, motifs divers sont ainsi méticuleusement copiés, peints à l’acrylique sur des panneaux de bois.
En février 2003, je lus un petit article dans Le Monde des Livres à propos de l’Association Jules et Jim, association créée autour de l’œuvre d’Henri-Pierre Roché. Je pris contact avec son organisateur, Xavier Rockenstrocly, à qui je fis part de mon projet de travailler sur Henri-Pierre Roché. Mon projet était alors de réaliser un polyptyque, utilisant les différents documents que j’avais recueillis depuis des années. Plusieurs thèmes ressortaient de la juxtaposition de ces documents, la France et l’Angleterre, le double et l’interdit, le plaisir et la chasteté.
Lorsque j’étais enfant, j’accompagnais régulièrement mes parents en Angleterre. Après avoir utilisé le bateau, et avant l’aéroglisseur, il y eut une période où nous utilisions une ligne aérienne qui nous permettait de transporter la voiture, une Ford Anglia grise. Cette ligne, Silver City, faisait une liaison entre l’aéroport du Touquet, et Douvres11. J’ai longtemps gardé un souvenir émerveillé de ces liaisons qui se passaient à un moment heureux de mon enfance. Les avions utilisés étaient des sortes d’avions militaires à hélices, adaptés pour le transport de touristes. Ils vibraient fortement lors du décollage et de l’atterrissage, vibration que je regrette de ne plus retrouver aujourd’hui dans les avions modernes. L’aéroport du Touquet, que je n’ai pas revu depuis, garde encore dans ma mémoire une image de ville moderne idéale, toute blanche se détachant sur un ciel bleu12. J’ai dû, pendant de trop longues années, exercer le métier d’instituteur. Je m’y ennuyais considérablement et je passais un peu le temps en fouillant dans les armoires pour retrouver de vieux livres scolaires. Je retrouvai ainsi deux livres qui me rappelèrent mon enfance : l’un était le livre de lecture courante que j’avais eu au Cours préparatoire13. L’autre était un livre de géographie, dont un chapitre sur les transports présentait en illustration un de ces avions-cargo. Cette découverte me réjouit : elle était comme la preuve de la réalité de ces souvenirs. Plus tard, je vis de nouveau un de ces avions et l’aéroport du Touquet dans le film Voyage à Deux (1967) de Stanley Donen. Je décidai de copier cette image surmontant un extrait du scénario du film Les Deux Anglaises centré sur une phrase : Je t’ai appelé mon monument et je t’ai élevé pierre à pierre. Cette phrase me semblait intéressante puisqu’elle reprenait les noms de l’auteur : Pierre et Roché, tandis qu’elle avait aussi pour moi un sens, mon nom signifiant en français : pierre de taille14. Il me semblait aussi intéressant qu’une autre phrase apparut en haut du panneau : père est mort, je t’ai pris en charge . Phrase qui semblait comme illustrée, dans le tableau placé au-dessus, par l’avion prenant en charge une voiture sur le point de le pénétrer, tandis que la dernière phrase : elle n’avait jamais senti physiquement l’amour précisait encore, s’il en était besoin, la nature de la relation. J’évoquais ainsi la relation duelle entre la France et l’Angleterre et la relation père/mère - fils/fille.
Le nom Roché apparaissant transformé dans le livre en Roc, je le rapprochai du nom de famille des deux Anglaises : Brown. L’un évoquant le rocher, l’autre la terre, le dur et le mou. Les deux noms apparaissent sous la forme de deux monochromes dans lesquels sont formées, en léger relief, les lettres des deux patronymes. Lorsque je cherchai l’œuvre de Duchamp à intégrer au polyptyque, la plus pertinente me sembla être l’un de ses Coins de Chasteté. Curieusement, la meilleure photographie que je trouvai alors fut celle d’une des copies d’Helen Sturtevant réalisée en 196715. Je copiai la couverture de l’exemplaire du livre de Roché que j’avais acheté adolescent et plaçai sous les deux tableaux la copie d’une autre phrase du scénario, celle prononcée en voix off par Truffaut lui-même : il y avait du rouge sur son or. La phrase apparaît dans un panneau du polyptyque, tel un miroir, inversée : lettres d’or sur fond rouge. Un même fond d’or est utilisé sur les panneaux reproduisant les œuvres de Roché et Duchamp/Sturtevant, il évoque les fonds d’or de la peinture du Trecento que j’aime tant.
Il me semblait nécessaire de travailler aussi sur le lien entre François Truffaut et Jean-Pierre Léaud dans la mesure où l’un est souvent considéré comme un double de l’autre. De la même façon, les deux Anglaises sont en quelque sorte, une Anglaise double, elles pourraient être jumelles. J’avais, en 2000, lu la biographie de François Truffaut par Antoine de Baecque et Serge Toubiana qui m’avait appris la liaison que Truffaut avait engagée pendant le tournage avec Kika Markham16. Il me semblait donc juste, qu’utilisant la direction des regards trouvés dans les photographies, je place Léaud regardant Truffaut17, qui regarde Kika Markham, qui regarde Stacey Tendeter qui elle, tel un peintre de la Renaissance se figurant dans le tableau, regarde le spectateur, nous regarde.
Ces dualités apparaissaient à nouveau dans le choix des photographies de Duchamp et Roché : je choisis les deux quintuple-portraits de Roché et Duchamp réalisés par Man Ray. Curieusement, plusieurs personnes ayant vu le tableau ont d’abord compris qu’il s’agissait deux fois de la même image…
D’autres écrivains qu’Henri-Pierre Roché apparaissent dans mon travail : Michel Leiris, Lewis Carroll, Patrick Modiano, André Hardellet, Marcel Proust… J’aimerais également en introduire d’autres qui me sont chers : Paul Léautaud, Emmanuel Bove ou Pierre Louÿs. Roché a, parmi tous ces auteurs, une place particulière pour moi, dans la mesure où il est, dans sa vie même, à la jonction de plusieurs univers souvent présents dans mon travail : la littérature, les arts plastiques et le cinéma. Henri-Pierre Roché était donc singulièrement à même de s’insérer dans mes œuvres, qui tentent justement de créer des liens entre des univers habituellement perçus comme distincts.
Anthony Freestone, juillet 2003 / mars 2008
Gilles Aillaud, Eduardo Arroyo et Antonio Recalcati, Vivre et laisser mourir, ou La fin tragique de Marcel Duchamp, 1965, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, Madrid. ↩︎
André Raffray : La vie illustrée de Marcel Duchamp, Centre Pompidou, 1977 : Marcel Duchamp, présentant ses rotoleliefs sur son stand au Concours Lépine, reçoit la visite d’Henri-Pierre Roché. ↩︎
Arturo Schwarz : Marcel Duchamp, la mariée mise à nu chez Marcel Duchamp même, Editions Georges Fall, 1974 ↩︎
Logan & Duchamp, 1994, Collection particulière, Paris. Reproduit dans le Catalogue de l’exposition du Musée Malraux, Le Havre, 1994. ↩︎
Les tissus écossais, tartans, sont faits de laine tandis que les madras, réalisés en Inde dans des usines créées par de immigrants écossais, sont faits de coton et ne respectent pas les distinctions de clans. Je travaille régulièrement sur les motifs écossais. ↩︎
A. Schwartz, chap IX, p125/146. ↩︎
Charcot père et fils, 1997, Collection Frac Ile-de-France, en dépot à la Bibliothèque Charcot, Hôpital de la Salpêtrière, Paris. Œuvre reproduite dans le catalogue du Centre d’Art de Saint Fons, 1999. ↩︎
André Hardellet, Le Seuil du Jardin , Pauvert 1979 et réédition A. Hardellet, Œuvre I, L’Arpenteur, Gallimard 1990 ↩︎
Reproduit dans le catalogue du Centre d’art de Saint Fons, 1999. Une présentation plus complète des œuvres évoquées peut être consultée sur mon site : https://www.anthony-freestone.eu/ ↩︎
André Hardellet est né à Vincennes en 1911. ↩︎
Il semble que l’aéroport où nous atterrissions était en fait celui de Lydd. Je viens de retrouver dans un album une photographie prise lors d’un de ces voyages[^18 mars 1967]: le nom de la compagnie est Compagnie Air Transport, il semble qu’il s’agisse d’une compagnie aérienne française qui effectuait le même service que Silver City. ↩︎
J’ai eu la possibilité de le revoir il y a quelques années mais il pleuvait beaucoup ce jour-là et j’ai préféré ne pas troubler mon souvenir. ↩︎
M. et J. Dardoise : Le pré des beaux jours, illustrations de J. Boubert, Hatier, 1965 ; j’enseignais alors à Vincennes et je découvris précisément les exemplaires qui avaient servi pour ma classe en 1967-68 puisque je remarquai, écrits sur certaines premières pages, le nom de quelques-uns des élèves de ma classe. Je ne retrouvai pas le mien mais j’ai gardé l’un des exemplaires sans nom. ↩︎
J’avais déjà plusieurs fois travaillé sur mon nom, en particulier dans la série Gerald of Wales. ↩︎
Helen Sturtevant est une artiste appropriationniste américaine. Cf catalogue exposition Aspects de l’Art du XXème siècle : L’œuvre re-produite, Abbaye Saint-André, Centre d’Art Contemporain , Meymac, 1991. La copie de Sturtevant,de même que le film de Donen, furent donc réalisés l’année où je faisais ces voyages. ↩︎
Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, Gallimard, 1996. p. 422. ↩︎
Cette photo de François Truffaut a été prise lors du tournage de La Nuit Américaine. ↩︎