Catalogue musée des Beaux Arts, Le Havre - Françoise Cohen
Françoise Cohen
Très vite, dès le début, est apparue la nécessité de présenter non seulement des exemples des différentes séries selon lesquelles se développe le travail d’Anthony Freestone depuis 1988, mais également de rendre perceptibles les liens qui en expliquent la cohérence. De récit en graphique, cet outil de compréhension est devenu une œuvre peinte à part entière : Descriptio, 1994. De forme carrée, elle adopte le format habituel chez l’artiste de 150 X 150 et présente deux cercles concentriques désignant les séries autour d’une citation du portrait des époux Arnolfini par Jan Van Eyck : fuit hic. Dans le tableau de Van Eyck, cet énoncé introduit la signature du peintre : Van Eyck fut ici. Il est placé en dessous du miroir concave dont le reflet résume l’espace de toute la pièce.
Si le cercle dans Descriptio apparaît avec la même intention globalisante, il n’y a pas de véritable signature. La responsabilité n’est pas remise à une conscience nettement identifiée. La citation en lettres gothiques apparaît comme le centre de tout un système de connexions mais elle ne renvoie désormais ni à l’audace ni à la sérénité de la pensée humaniste qui reconnaît le signataire pour l’auteur. Elle apparaît également en haut à droite du tableau et en bas à gauche sous forme d’ombre. A chaque nouvelle apparition, les caractères changent d’échelle, sont inversés tantôt de bas en haut, tantôt de droite à gauche, si bien que le redoublement, loin d’affirmer, met en doute. Et l’inscription en lettres d’or, abandonnant l’évocation du sacré, entre dans le monde des apparences et des contingences. Le fuit hic amputé du nom de l’artiste, marque certes toujours la présence d’une conscience. Mais celle-ci apparaît moins comme la cause première, l’Auteur, que comme l’un des points d’arrêt du déferlement d’un monde, qui a toutes les qualités du kaléidoscope.
Ce que le déploiement des séries peintes autour du nom de Freestone expose, c’est l’un des arrangements possibles des emprunts faits à l’histoire, à la géographie, à l’ethnographie…, etc. Les liaisons ici mises en évidence peuvent toujours être redoublées de nouveaux éléments de concordance. Descriptio a un fonctionnement semblable aux rubriques du dictionnaire dont les entrées peuvent approcher de multiples domaines suivant la diversité de leurs sens. Et c’est bien ce qui arrive à l’un des noms, qui, s’il n’apparaît pas au centre, a déclenché les rencontres essentielles : Freestone, le nom du peintre. Nom propre, il est aussi un nom commun et sa propension à exister en est accrue. Freestone, en anglais, 1) pierre de taille, 2) sans noyau. Le patronyme fait partie de ce qui en nous est hérité. N’étant pas voulu, il serait l’ anti-création par excellence pour l’artiste, champion de la volonté individuelle (encore que les pseudonymes soient nombreux), mais pas pour celui qui se contente de recueillir les facettes éparpillées de certains champs de connaissance. Bien que non voulu, le nom marque une identité qui ne peut être remise en cause, une intime connaissance, si sûre, qu’à lui seul, il peut servir à repérer tout un travail et à transformer des rencontres fortuites en nécessité, proche en cela des “promenades” surréalistes fertiles en hasards objectifs.
En 1990, après un séjour au Pays de Galles, Anthony Freestone entre en contact avec le récit du voyage que fit Gerald of Wales au 12ème siècle au Pays de Galles. Au lieu dit, Llantony, se trouve décrit un phénomène géologique et pour lequel Gerald of Wales utilise le terme de freestone. Ainsi, dans le même texte, apparaissent les nom et prénom de l’artiste. C’est à partir d’une suite de rencontres fortuites du même type que s’est développée l’œuvre peinte. Toutefois, au fur et à mesure qu’elles se multiplient, que les citations de textes se substituent aux seuls faits, cet enchaînement, par la multiplicité même de ce qu’il embrasse, prend une densité et un sens nouveau.
La peinture Gerald of Wales, 1991, reproduit la miniature du 12ème siècle qui illustre la couverture de l’édition Penguin Books de la relation de Gerald of Wales, dont la lecture fut l’occasion de cette découverte. Il est un phénomène extraordinaire, 1994, doublure de la version anglaise de 1991, est la transcription peinte du passage du texte lui-même. D’autres peintures nourrissent la série, rendant compte des recherches entreprises autour de la rencontre initiale : reproduction d’une carte d’état-major montrant le lieu dit Llantony, carte montrant l’itinéraire de Gerald dans le Pays de Galles, reprise d’une enluminure montrant la construction d’une église en pierres de taille. Cette série pourrait être volontiers dite initiale, parce qu’elle recueille la commotion essentielle : la rencontre du nom, choc qui a permit une réévaluation et l’organisation des œuvres entreprises précédemment. Deux traits récurrents du travail y apparaissent : la présence des cartes et des récits ou journaux autobiographiques. Les deux apparaissent comme des moyens de positionnement du “je”. Fuit hic : il a été ici. La figure est essentiellement celle du promeneur, du voyageur, d’un être en déplacement, c’est-à-dire en questionnement. Selon les sens et les œuvres, il peut s’agir d’un moine du XlIème siècle, des grands explorateurs de l’époque coloniale, d’un ethnographe ou de l’un des amis de l’artiste dont les origines africaines lui permettent d’embrasser toute l’amplitude d’un continent, de Dakar à Djibouti. La place tenue par la parole autobiographique dans l’œuvre de Leiris est bien connue et L’Afrique Fantôme, alors même que l’ouvrage a pour base la mission scientifique Dakar-Djibouti n’évacue pas cette première personne. On est loin du rêve de transparence scientifique dont Claude Levi-Strauss signale, en le regrettant, l’impossibilité dans les dernières pages de Tristes Tropiques. Pour Freestone, il n’y a pas plus d’examen objectif dans les sciences humaines qu’il n’y a d’identité close sur elle-même. C’est la raison pour laquelle la rencontre conjointe des nom et prénom de l’artiste dans un texte du XlIème siècle peut être considérée avec sérieux. Si toute découverte se fait à la première personne, a contrario l’identité ne se constitue que de multiples alluvions et la découverte fortuite faite à l’occasion de la lecture de Gerald of Wales, même si elle semble de l’ordre du détail, figure un mode de penser, une façon de sentir en relation.
Dans L’Etiologie de l’hystérie, Freud compare la compréhension des symptômes de l’hystérie à la découverte des sources du Nil. Et c’est pour cette image, qui rapproche le discours médical de la mise au point des cartes de l’Afrique, que Freestone accueille ce texte dans sa mythologie personnelle. Mais loin d’être un ornement, cette citation éclaire en retour la notion d’identité essentielle à l’ensemble de l’œuvre peinte. Comme chez Leiris, cette découverte scientifique essentielle du XXème siècle est relatée à la première personne. Le savant apparaît comme un explorateur et la vérité qu’il met au jour se donne à lire comme une vérité déplacée. Lapsus, actes manqués, symptômes physiologiques traduisent un événement fondateur qui ne pouvant s’exprimer directement se manifeste par des voies détournées.
C’est dans le déplacement qu’on trouve l’identité. L’intérêt de Freestone pour l’histoire de l’Empire Britannique, greffe culturelle majeure ou l’attention portée à ce que peut symboliser, en terme d’histoire, la présence de son ami Louis Seye, d’origine africaine, en France résulte de la croyance en ce précepte.
L’histoire personnelle de Freestone, de père anglais et de mère française, est également marquée d’une double identité. Sa peinture en apparaît comme l’un des éléments d’équilibre. Ayant vécu essentiellement en France, la plus grande partie de son travail est liée à l’histoire et la culture britanniques. Il semblerait qu’on fait toujours de l’art avec ce qui semble exotique en soi.
Dans Descriptio, un premier cercle apparaît qui est de l’ordre du factuel. Les liaisons y sont de l’ordre de la coïncidence. On y trouve des enchaînements tels ceux-ci : Anthony Freestone rencontre son nom cité dans le récit de Gerald of Wales. Il visite en Ecosse un musée consacré à l’explorateur Livingstone. Livingstone et Stanley, qui était gallois, se connaissaient. De nombreux explorateurs sont écossais. Freestone s’intéresse à l’Afrique à cause de son ami, etc… Les citations viennent éclairer cette succession de faits. Elles-mêmes ont un rapport factuel avec les autres éléments : Freud parle des sources du Nil ; Louis Seye dont le père est de Dakar et la mère de Djibouti est en relation avec Michel Leiris qui participe à la mission Dakar-Djibouti. Dans Biffures, Michel Leiris se sert de l’image de la construction en pierre de taille pour définir sa philosophie du déménagement. Traduit en anglais, ce texte contiendrait à coup sûr le substantif freestone. Mais tout en participant au premier degré, à cet enchaînement, il apparaît que ces textes de Freud et de Leiris ont valeur d’herméneutique par rapport au travail.
Toutefois, au niveau du sujet comme au niveau formel, la cohérence du travail vient des faits. Anthony Freestone date, en effet, sa vocation picturale d’une réelle admiration pour la Figuration critique. Les peintres de ce mouvement ont entrepris dans les années 60-70 une réflexion sur le pouvoir politique de l’image peinte et ont exploité ses possibilités narratives et figuratives en réaction à ce qui pouvait apparaître comme l’omnipotence de l’art abstrait. Certains d’entre eux iront jusqu’à expérimenter les possibilités d’une nouvelle peinture d’histoire. Ce mouvement réaffirme la liaison essentielle de la peinture et du réel. Comme les hyper-réalistes américains, et certains peintres français, Anthony Freestone travaille d’après une image projetée sur le support. Ceci garantit une extrême précision de réalisation à laquelle il tient, allant jusqu’à retravailler des peintures antérieures jugées imparfaites. Cette technique n’exclut pas, contrairement aux hyperréalistes, tout effet de touches et de matières. Comme chez eux, toutefois, le travail de Freestone est essentiellement une affaire d’images. Toutes les images qui entrent dans sa peinture, s’insère dans la “Description” par le biais d’une histoire relatée ou de tout autre filtre de nature culturelle. Le portrait de Gerald of Wales est une miniature du Moyen-Age, recyclée dans une édition anglaise contemporaine. Les scènes coloniales sont tirées d’un livre d’histoire romancé destiné aux enfants anglais. Il faut noter que la reproduction de ces scènes est fréquemment accompagnée de la restitution de leur légende. De même les sites de Llantony, de Stanleyville ou de Ujiji ne sont pas évoqués par leurs paysages mais par la reproduction de cartes, qui tout en apportant autant de précisions sur les données géographiques d’un lieu, le font non par le rendu de l’apparence directe mais au travers d’une grille de transcription de celle-ci. Cette attention au code culturel pousse parfois Freestone à dépasser le donné. Ainsi, représente-t-il son ami Louis Seye en Tirailleur sénégalais et réinvestit-il son personnage, trop jeune, d’un des épisodes les plus marquants des relations de la France coloniale et de l’Afrique. Il introduit, près de lui, dans la première version, une sculpture africaine dont on connaît la place dans les mutations de l’art occidental au IXème siècle et qui figure donc aussi bien l’Afrique que l’Europe.
Certaines peintures reproduisent une seule image. D’autres résultent du montage d’éléments d’origine différentes, notamment dans les séries : Explorateurs ou Batailles d’Ecosse. Ces constructions sont absolument planes, orthogonales, comme un mur…Dans cet univers où aucune des images n’est réellement créée par l’artiste et où la lenteur de la reproduction tient du travail du copiste, il est intéressant de voir le sentiment esthétique se réfugier dans deux motifs décoratifs : le vénilia à motif de faux-marbre et la reproduction des tartans des familles écossaises. Le premier est introduit de façon superfétatoire dans certaines séries pour évoquer le paysage écossais. La série des deuxièmes se développe, semble-t-il, pour le seul plaisir des yeux, parfois indépendamment des séries des Explorateurs et des Batailles d’Ecosse, où ils sont liés aux noms des familles. La recherche de moyens picturaux y apparaît, notamment dans la superposition et la transparence des couleurs pour rendre le croisement des rayures alors que le système de hachures d’abord utilisé était plus proche de l’effet du tissu. Ces deux éléments, le faux-marbre et les tartans, sont certainement l’une des clefs du travail. Par le rapport spécifique qu’ils entretiennent avec la catégorie du vrai et du faux (les tartans furent à l’origine une sorte de camouflage) ils participent de la mise en abîme de l’image.
Dans un monde toujours en mouvement, aucune liaison ne peut apparaître univoque et absolument nécessaire. Sans cesse un deuxième sens peut apparaître sous un mot, ou une image. Ainsi, des derniers polyptyques réalisés en 1994, notamment la Nouvelle Bataille de Glencœ.
Le nom de l’artiste : Freestone qui, tout au long, est traduit par pierre de taille, signifie dans cet autre contexte : sans noyau. Les noms de Campbell et MacDonald n’évoquent plus seulement l’Ecosse traditionnelle, mais deux marques alimentaires bien connues. Et l’affrontement n’est plus celui de deux clans mais de multinationales commerciales.
Ces derniers polyptyques où apparaissent des allusions à Andy Warhol, comme à Duchamp montre avec évidence que l’enchaînement d’images qui se développe dans le travail d’Anthony Freestone n’est pas une entreprise de recyclage de nostalgie solipsiste mais, dans les aléas des rencontres, élabore un équivalent tout personnel, certes, à la complexité du réel. D’où retour à la considération pour une certaine figuration et au pouvoir de l’image, qui, un jour, fait que l’on devient peintre…
Françoise Cohen, Catalogue Musée des Beaux Arts, Le Havre, 1994