Catalogue musée des Beaux Arts, Le Havre
Anthony Freestone
Je travaille sur les liens entre des lieux, des personnes, des époques ou des œuvres. Il ne s’agit pas de rapprocher des éléments radicalement différents, de jouer sur l’incongruité ou la surprise, mais de tenter de montrer les correspondances entre des choses ni tout à fait proches, ni absolument éloignées, sans que l’on puisse précisément dire si ce tissu de relations mène ou non à quelque chose.
J’éprouve une sorte de jubilation à voir soudain apparaître des affinités entre des éléments antérieurement perçus comme distincts ; l’intérêt que je leur porte paraît ainsi justifié par leurs liens mêmes.
Les tableaux s’apparentent en quelque sorte au jeu de dominos, quand des pions, dispersés en début de partie, se retrouvent petit à petit liés les uns aux autres au fil des combinaisons. On pourrait retrouver là ce que Michel Leiris nomme la philosophie du déménagement1.
Dénominateur commun
Il n’y a pas d’indifférence envers les éléments qui constituent les travaux, tous sont choisis en fonction de ma propre histoire. Nous sommes le seul dénominateur commun à tout ce que nous aimons. Je travaille toujours avec des documents, textes, cartes, images, symboles… S’il y a indifférence, c’est au sens où tous ces documents ont à mes yeux la même importance, je dirais la même nature ; aussi tous apparaissent-ils peints.
Dans cette peinture il n’y aucune virtuosité,aucun désir de retour à un métier ou à une expression personnelle ; il y a plutôt le goût pour le travail du copiste qui traduit la profondeur du lien avec l’objet copié, mêlé peut-être d’une sorte d’oubli de soi.
Explorateurs
Je ne mène pas véritablement une recherche active des liens entre les choses ; je préfère qu’ils viennent à moi en une sorte de hasard objectif. Lors d’un voyage en Ecosse, j’eus connaissance de l’existence d’un musée consacré à l’explorateur Livingstone et à l’Afrique. J’ appris alors que Livingstone était un nom écossais correspondant à un clan. La rencontre de ces deux univers, Ecosse et Afrique, fut à l’origine de la série Explorateurs qui s’ouvrit ensuite sur d’autres voyageurs, liés à Livingstone (le Gallois Stanley), ou écossais (J. Bruce2, V.L. Cameron, J.A. Grant, M. Park ou R.F. Scott) ; puis à l’idée même d’exploration au sens où la découverte du monde est une image de l’exploration de l’inconscient3.
Les tableaux présentent des images de mon livre d’histoire anglais, des cartes géographiques anciennes et actuelles ou d’autres documents puisés dans mes lectures4. Le Come Stanley! que j’associe à la célèbre phrase de Stanley retrouvant Livingstone à Ujiji, Doctor Livingstone I presume?, vient en fait d’une œuvre de 1962 de Peter Blake qui était elle-même reprise des films de Laurel et Hardy5.
Tartans
Le travail sur Livingstone m’incita à entreprendre un autre projet sur les tartans, les tissus écossais. Le mot tartan viendrait du français tiretaine, du latin tyrius : étoffe de la ville de Tyr au Liban. Les premiers tartans étaient sans doute de simples damiers - le mot gaëlique équivalent à tartan, breacan, signifie damier - dont la teinture provenait de végétaux et de minéraux de la contrée. Ces tissus, qui avaient donc une fonction naturelle de camouflage, s’associèrent au fil des ans à une région aussi bien qu’à son clan. Après la bataille de Culloden en 1746, victoire de l’Angleterre sur l’Ecosse, le port du tartan fut interdit et le pays comme frappé d’amnésie. C’est au début du XIXème siècle que l’on tenta de retrouver, et souvent de réinventer, ces tissus. Les tartans évoquent donc l’histoire des familles (l’arbre généalogique, la ramification : le mot clan vient du latin planta, germe), la tradition et son contraire : l’amnésie, la tradition perdue de tartans recréés au XIXème siècle. Ils suggèrent, par leurs couleurs, l’enracinement dans la région, dans la nature ; ils en sont aussi sa négation puisque tout camouflage est imitation et par là même l’opposé de la nature.
Batailles d’Ecosse
Cette visite en Ecosse attira mon attention sur la récurrence dans l’histoire des conflits entre clans. La série, Battles of Scotland cherche à faire le lien entre des clans rivaux en un lieu précis : celui de la bataille. Le lieu de rencontre est ici paradoxalement un lieu d’opposition. Chaque tableau présente les clans en lutte symbolisés par leurs tartans, le plan du site du combat, un texte rappelant l’histoire des rivalités et deux marges marbrées ; l’une verte qui évoque la terre d’Ecosse, l’autre gris-bleu pour son ciel. Comme tous les pays pauvres, l’Ecosse fut une terre d’émigration, aussi peut-on remarquer nombre de noms écossais dans les anciennes colonies britanniques. Certains clans sont aujourd’hui, de façon assez dérisoire, devenus des noms de marques, au point qu’on ignore souvent qu’à l’origine, Campbell est un nom de famille avant d’être une soupe.
Dans le polyptyque Campbell, Freestone, McDonald & Warhol, une succession d’analogies m’a permis de rapprocher le tartan du clan Campbell de la marque de soupe consommée et peinte par Warhol, de faire le lien avec une autre de ses œuvres, la sculpture de cartons de pêches en conserve Del Monte, puis, avec la marque McDonald (Warhol affirmait que les magasins McDonald sont partout dans le monde ce qu’il y a de plus beau), et de retrouver ainsi un tartan, celui du clan des McDonald. Le détour par Del Monte m’aura permis d’introduire le mot/nom freestone qui signifie ici dénoyauté. On se rappellera enfin que les clans Campbell et McDonald furent ceux qui se massacrèrent à Glencœ en 1692 ; le choix entre Campbell et Mc Donald a toujours été, semble-t-il, douloureux.
Scottish Widows
Lors d’une visite récente au Centre G. Pompidou, je remarquai dans une vitrine les Tabliers mâle et femelle de Duchamp, aussi nommés Boites Alertes. J’observai que ces tabliers, sortes de petits personnages sexués, étaient faits d’une espèce de tartan6. Quelques semaines plus tard, mon amie Sandy Smith, en visite à Paris, oubliait chez moi un agenda qui lui avait été donné par une compagnie d’assurance écossaise, Scottish Widows, les veuves écossaises. Cela commençait comme une œuvre de Sophie Calle… Quelques mois auparavant, j’avais travaillé sur une bataille entre les Logan et les Fraser, au cours de laquelle, une fois le chef des Logan tué, sa veuve, une scottish widow fut enlevée par le vainqueur. Le polyptyque Logan & Duchamp repose sur le jeu de mots entre Scottish Widow et le titre de l’œuvre de Duchamp Fresh widow, lui-même jeu de mots sur french window, fenêtre à la française.
Visages de l’Epoque
Depuis 1987, je travaille sur une série, Visages de l’Epoque (titre emprunté à la série du photographe allemand August Sander), faite de portraits considérés comme prétextes à une association de lieux, de personnes et d’œuvres. Le polyptyque Louis Seye & Michel Leiris est mon deuxième travail réalisé sur les Tirailleurs sénégalais7. Celui présenté ici traite des axes Sud-Nord et Ouest-Est : les Africains emmenés au Nord pour combattre en France et le voyage ethnologique de Michel Leiris à travers l’Afrique entre Dakar et Djibouti8. On comprendra, par l’aspect autobiographique de mon propre travail, l’intérêt que je porte à la vie et à l’œuvre de Michel Leiris9. Peu de démarches me semblent, de quelque point de vue qu’on l’observe, aussi riches de sens. Il y a, inscrit dans l’arbre généalogique de mon ami Louis Seye, le lien entre Dakar et Djibouti puisque son père est né au Sénégal tandis que sa mère vient de Djibouti. Tout comme Livingstone (entre l’Ecosse et l’Afrique), Stanley (le Pays de Galles et l’Amérique qui fut son pays d’adoption) ou Gerald (l’Angleterre et le Pays de Galles), Louis Seye est nourri de multiples civilisations, il est doublement entre deux cultures pourrait-on dire, puisqu’il est à la fois entre Dakar et Djibouti et entre l’Afrique et l’Europe10.
Gerald of Wales
Un autre voyage, au Pays de Galles cette fois, m’amena à découvrir un récit écrit au XIIème siècle par Geraldus Cambrensis - Gerald of Wales - racontant le voyage qu’il fit, accompagné de Baldwin l’archevêque de Canterbury, autour du Pays de Galles afin de lever une armée pour la croisade11. Au cours du récit, Gerald décrit la vallée de Llanthony dans laquelle des blocs de marbre apparaissent mystérieusement. Ces blocs, appelés freestones (pierres de taille) sont utilisés pour construire l’église.
Afin de mieux comprendre l’enchevêtrement de relations qui se tissent à l’intérieur de la série et avec les autres travaux, je relèverai certaines coïncidences.
- Tout d’abord bien sûr, la présence des noms Llanthony et freestone dans ce récit.
- L’importance du phénomène géologique, que Gerald qualifie de miracle, des blocs de marbre qui apparaissent dans une vallée plutôt herbeuse.
- Le fait que le nom Geraldus Cambrensis vienne de Cambria lui-même venant du gallois Cymru (Pays de Galles) et que ce mot soit à l’origine de Cambrien, terme désignant une période géologique.
- Gerald était lui-même entre deux cultures puisque d’ascendance galloise et anglaise. Il fit d’autre part des séjours prolongés en France et en Italie.
- Le lien entre les blocs de marbre du récit et le texte sur la philosophie du déménagement de Leiris.
- Le lien entre deux Gallois12 : Gerald et Stanley.
Minéralités
La présentation des différentes séries dans l’exposition tente de montrer un fil conducteur possible d’une série à l’autre. On pourrait pourtant aller jusqu’à remettre en cause la pertinence du classement par série en proposant d’autres lectures. On aurait pu souligner le jeu avec le temps, l’aspect diachronique du travail.
Des documents d’époques diverses sont juxtaposés dans les tableaux. L’image est souvent en décalage temporel avec son sujet : la ville de Denbigh où Stanley naquit en 1841 est présentée par une carte géographique moderne et le prieuré de Llanthony est aujourd’hui devenu un hôtel. D’une manière comparable, les documents utilisés pour rendre compte du récit de Gerald n’appartiennent pas au manuscrit original et en vérité ne concernent pas Gerald du tout. Dans cette série, plusieurs tableaux présentent de multiples scènes de constructions d’édifices au Moyen-Age tirées de différents ouvrages.
Il aurait été possible de centrer l’exposition sur les minéralités : les blocs de marbre de Gerald, la phrase de Leiris, l’analogie Freestone/Livingstone ou la série (non présentée ici) Architectes et cinéastes.
Des marges de marbre bordent bon nombre de mes tableaux, ce ne sont ni plaques de marbre ni contrefaçons peintes, mais du faux marbre imprimé sur plastique adhésif, industriellement. Le marbre, vrai ou faux, fait référence à l’histoire de l’Art ; toutefois, il ne faut pas voir là uniquement un recours nostalgique à un matériau fortement connoté, ni l’éloge du savoir-faire passé des peintres du trompe-l’œil ; il s’agit plutôt d’un retour du refoulé au sens où ce faux marbre - admiré dans notre enfance tant que nous n’avons pas su que, selon les règles du “bon goût”, ce n’était pas bien (et même alors encore admiré secrètement) - est aujourd’hui utilisé au grand jour. Cette matière offre également l’intérêt de ne jamais révéler son échelle tout comme dans l’effet de self-similarity d’une image fractale, on ne peut déterminer la taille réelle d’un morceau par simple examen de sa représentation : les nervures d’un petit fragment agrandi sont semblables à celles d’un véritable grand morceau. Le marbre présente de plus des qualités qui font écho à mon travail : la sinuosité, l’entremêlement et les ramifications de ses veines évoquent circulation, itinéraires, migrations, arbres généalogiques…
Mon nom, bien que traduisible littéralement par pierre libre, signifie pierre de taille, c’est-à-dire pierres taillées servant à l’édification d’une construction sans nécessiter de ciment ; leur poids et leur régularité suffisent à les maintenir en structure cohérente. Contrairement aux pierres brutes, prisonnières du ciment au sein d’un mur, la pierre de taille est dégagée, libre.
J’emprunte à Michel Schneider le titre baudelairien, de l’excellent ouvrage qu’il consacra au Radeau de la Méduse de Gericault, Un rêve de pierre. Je gagnai ce livre au cours d’un jeu sur France Culture pour avoir découvert, d’après une description, le portrait de la belle Simonetta Vespucci de Piero di Cosimo. Je réalisai plus tard qu’Alain Jouffroy avait écrit, il y a quelques années, un livre sur ce même peintre et qu’il m’avait quelque temps auparavant demandé d’écrire un texte sur Gericault. Notons enfin qu’Alain Jouffroy écrivit l’introduction du recueil de poèmes de Michel Leiris Haut Mal, Collection poésie Gallimard 1969. Telles sont les coïncidences qui me ravissent.
Anthony Freestone, Catalogue Musée des Beaux Arts, Le Havre, 1994
Michel Leiris, Biffures, p. 80. Gallimard 1948 : “Tels sont donc, à mon sens, les bases à partir desquelles on pourrait imaginer une “philosophie du déménagement”, fondations de pierres sèches dont les parties constituantes, prises à l’état brut et laissées auto- nomes doivent (comme dans toutes constructions d’idées qui se respecte) tenir par leur gravité propre et n’ont besoin pour être unies entre elles de l’artifice d’aucun ciment.” ↩︎
James Bruce (1730-1794), voyageur écossais, vécut à Gondar (Ethiopie) là où, cent quarante ans plus tard, Michel Leiris séjourna. Un autre voyageur écossais, l’écrivain R.L. Stevenson montra, dans L’Ile au Trésor, son goût pour la carte géographique. “On m’a dit qu’il y avait des gens qui ne s’intéressaient pas aux cartes, il m’est difficile de le croire” écrit-il, et précise : “même pour des lieux imaginaires, l’auteur fera bien au début de se procurer une carte ; et en l’étudiant, il découvrira des relations auxquelles il n’avait pas pensé…” Christian Jacob raconte dans son livre L’Empire des Cartes (Albin Michel, 1992), l’histoire de la carte de L’Ile au Trésor que Stevenson perdit et qu’il fut obligé de tracer à nouveau d’après les indications dispersées au hasard de son livre. ↩︎
Dans cet esprit, je travaille sur un rapprochement des deux Charcot, père et fils, Jean-Martin et Jean, le neurologue dont les travaux furent à l’origine de ceux de Freud et l ’ explorateur des régions polaires. ↩︎
Parmi celles-ci, je mentionnerai le livre d’Anne Hugon L’Afrique des explorateurs - collection Découvertes, Gallimard, 1991 - qui m’a permis de retrouver les noms (Mouna Sera, Uledi, Chuma,…) de porteurs ou guides africains ainsi que de nombreux documents iconiques. ↩︎
Voir le catalogue Peter Blake, The Tate Gallery, London 1983 - p 85. ↩︎
Observons que les deux “enveloppes” faites du même tartan, sont donc de la même famille, on peut y voir un écho à la vie personnelle de Duchamp. ↩︎
Pour une étude du sujet, voir le livre de Marc Michel : L’appel à l’Afrique, contributions et réactions à l’effort de guerre en AOF, Publications de la Sorbonne, 1982. ↩︎
Michel Leiris, L’Afrique fantôme, Gallimard, 1934. ↩︎
Une simple lecture du n° 302 du Magazine littéraire consacré à Michel Leiris (septembre 1992) ouvre la voie à une infinité de pistes de recherche. Je remarque que, nouvel hasard, Patrick Modiano, lui aussi amateur de livrets de familles, figure également au sommaire de ce numéro. Le narrateur de Voyage de Noces a d’ailleurs écrit un article sur Stanley. ↩︎
Peut-on aller jusqu’à rappeler que les pêches en conserve Del Monte, déjà évoquées, étaient, elles aussi, coupées en deux, peach halves… ↩︎
Gerald of Wales : The journey through Wales /The description of Wales , Penguin Books, 1978. ↩︎
Ultime clin d’œil aux happy few, c’est dans le village de Portmeirion au Pays de Galles que fut tournée par Patrick McGoohan la série Le Prisonnier. J’ai travaillé sur le Village pour ma série Architectes et Cinéastes. McGohan ou McGowan est aussi un clan d’Ecosse. ↩︎