La phrase « The rain in Spain stays mainly in the plain » copiée sur le tableau vient du film de George Cukor My fair Lady (1964) inspiré de la pièce de G.B. Shaw Pygmalion (1912). Elle sert d’exercice de diction pour le personnage principal du film à qui l’on tente de faire perdre son accent populaire.
Je me souviens qu’après avoir vu le film de Cukor cette phrase me trottait dans la tête. Je ne sais plus exactement pourquoi elle avait retenu mon attention, je peux cependant tenter de reconstituer une partie du cheminement qui m’a permis d’arriver au polyptyque The Rain in Spain.
J’avais une première fois travaillé sur le mythe de Babel à la fin de 1995 dans le cadre de ma série sur Gerald of Wales. Gerald of Wales était un religieux anglo-gallois du XIIème Siècle qui raconta son voyage autour du Pays de Galles. A un moment de son récit il passe la nuit dans la vallée de Llanthony :
“Il est un phénomène extraordinaire, que j’ai toujours considéré comme un miracle, dans ce lieu nommé Llanthony, où - bien que les hautes montagnes qui l’entourent de tous côtés soient couvertes non pas de pierres ou de rochers, mais plutôt de terre grasse couverte d’herbe - l’on trouve fréquemment des blocs de marbre. Ceux-ci sont communément appelés free-stones (pierres de taille) parce qu’ils sont facilement fendus et peuvent être polis à l’aide d’outils en fer. On a utilisé ces pierres pour construire l’église qui est ainsi très élégante. Elles présentent cette caractéristique étonnante : on peut s’acharner à toutes les trouver, les ramasser jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, jusqu’à ce qu’aucune autre ne puisse être découverte ; et, lorsque trois ou quatre jours plus tard vous regardez encore, elles sont à nouveau là, aussi nombreuses qu’avant, faciles à dénicher si vous les cherchez, toutes prêtes à être emportées.”
Gerald of Wales The journey through Wales, Penguin Classics, 1978, p.105.
Je travaillais alors sur des polyptyques qui présentaient des copies peintes du texte, traduit ou non, des cartes géographiques de Llanthony ou des enluminures médiévales figurant des copistes (c’est à dire que je copiais des personnages copiant) ou des constructeurs, celles-ci illustraient toutes la construction de la Tour de Babel. C’est ainsi que je commençais à travailler sur l’idée de traduction et sur le mythe de Babel. Au début de l’année 1996, alors que j’habitais en Angleterre, je traitais à nouveau de Babel dans un polyptyque intitulé Babel’s Tower (Catalogue Usage , Londres, 2000). Il s’agissait alors de réunir trois documents, copiés sur trois panneaux, l’un, central, présentait une enluminure médiévale de la tour en construction, un autre panneau présentait une phrase de Michel Leiris tirée de son livre Biffures :
Telles sont donc, à mon sens, les bases à partir desquelles on pourrait imaginer une «philosophie du déménagement », fondation de pierres sèches dont les parties constituantes, prises à l’état brut et laissées autonomes doivent (comme dans toutes constructions d’idées qui se respecte) tenir par leur gravité propre et n’ont besoin pour être unies entre elles de l’artifice d’aucun ciment.
Un troisième panneau présentait la copie d’un texte en plusieurs langues (hindi, chinois, turque, vietnamien et anglais) figurant sur un prospectus provenant d’un bureau d’aide sociale londonien, sur lequel était écrit : « éprouvez-vous parfois des difficultés à vous faire comprendre en anglais ? ». Je remarquai que le français n’était pas employé. On m’avait alors indiqué que l’on ne disait pas Babel’s Tower mais : The Tower of Babel . Ce petit décalage m’avait intrigué : rien n’empêche grammaticalement de dire Babel’s Tower , simplement, ce n’est pas l’usage. J’ai peut-être alors ressenti cela comme une petite vexation un rappel de l’imperfection de mon anglais et je décidai de conserver l’erreur dans le titre du tableau. En 1998, je ne sais plus si c’est avant ou après l’exécution de The rain in Spain , je travaillais sur un nouveau polyptyque intitulé Babel (Catalogue Saint Fons 1999, p.12/13). Il s’agissait de juxtaposer différentes traductions de l’épisode biblique de la Tour de Babel, six étaient en français, une en anglais. La même année, je commençais ce qui allait devenir le polyptyque The Rain in Spain . Je ne me souvenais pas exactement de la phrase du film et je demandai à une amie américaine habitant en Angleterre de tenter de la retrouver, elle me dit immédiatement : The rain in Spain falls mainly on the plain . Le panneau se présentait alors seul. Ce qui m’intéressait c’était qu’exposé dans un pays non anglophone, l’accent de la langue se superposait à celui de la classe sociale, un accent était conscient, l’autre moins. J’aimais aussi l’idée que le sens de la phrase, ou son absurdité, n’ait aucun rapport avec le sens du tableau. Une fois peint, j’appris que la phrase réellement chantée dans le film n’était pas tout à fait celle que j’avais copiée, la véritable phrase était : The rain in Spain stays mainly in the plain . Ce nouveau petit décalage m’intriguait beaucoup : c’était la différence entre les souvenirs et la réalité. Je décidai donc de peindre de nouveaux panneaux s’ajoutant au premier, l’un présentant la phrase exacte, un autre une traduction en français, tandis qu’une quatrième version reprendrait le texte anglais sous une écriture phonétique qui m’apparaissait comme une langue de l’Utopie tout comme aurait pu l’être l’espéranto. A la fin de l’année 2001, je décidai d’approfondir le sujet en lisant la pièce de G.B. Shaw Pygmalion . J’aimais que cette pièce abordât à la fois l’utopie politique et l’utopie amoureuse ainsi que les rapports problématiques entre celles-ci et la réalité des choses. L’utopie et la désillusion sont les thèmes principaux du polyptyque. Tandis que je cherchais à réunir des documents sur My Fair Lady , un ami me dit qu’il possédait le CD et un vieux disque vinyl de la bande originale du film. Le dessin de la pochette, très daté, me plut beaucoup. J’avais gardé le souvenir de cette esthétique des publicités pour cigarettes ou compagnies aériennes qui occupaient la dernière page de couverture des magazines Time et Newsweek que mon père recevait quand j’étais petit. Il y avait là ce même mélange de figuration et d’abstraction influencée par l’expressionnisme américain ou la peinture de Rauschenberg. On y retrouvait les traces de cette utopie américanisée du début des années soixante. Dans l’introduction de la pièce de Shaw, Pygmalion (Longman 1983), je trouvai une information qui me permit de faire le lien entre Shaw et le mouvement Pré-Raphaëlite anglais. Il était précisé que G.B. Shaw et William Morris avaient partagé les mêmes convictions socialistes et que Morris avait édité certains textes de Shaw. J’avais, quelques mois auparavant terminé un vaste polyptyque sur les liens entre Françoise Hardy, Patrick Modiano, Emmanuel Berl, Proust, Ruskin et les Pré-Raphaëlites qui avait ranimé mon goût pour ce mouvement. Je décidais donc de souligner ce lien en introduisant dans le polyptyque non seulement l’extrait de l’introduction mais une copie peinte d’un papier peint dessiné par William Morris. Cette copie du papier peint me rappelait la série de tableaux sur laquelle je travaille depuis une dizaine d’années : Tartans ; série dans laquelle je copie, dans l’ordre alphabétique tous les tartans (tissus écossais) des clans d’Ecosse. Je retrouvais dans le papier peint de William Morris ce mélange de régularité moderne et d’imitation de la nature. Les deux proviennent de ce même goût qu’avait le dix-neuvième siècle pour le médiéval, goût qui allait souvent jusqu’à la réinvention : au moment même où William Morris et les Pré-Raphaëlites recréaient un moyen-age idéal dans leurs tableaux ou leur mobilier, les amateurs de Sir Walter Scott recréaient leurs tartans à partir des nouvelles teintures chimiques de la révolution industrielle. De même que les noms des clans d’Ecosse sont, tel Mac Donald devenu un restaurant ou Campbell une marque de soupe, ce papier peint, à l’aspect innocemment décoratif possède en vérité un contenu idéologique puissant. Cette fausse innocence, peut-être même cet «étrange familier » est indiquée par le léger agrandissement du papier peint, tout comme une traduction, il est lui aussi très légèrement décalé.