Un intéressant article de Jennifer Mundy, publié dans les Tate Papers (N° 10, automne 2008) est à l’origine de ce tableau : An Unpublished Drawing by Duchamp: Hell in Philadelphia

En 1955, Marcel Duchamp fut interviewé par James Johnson Sweeney, à l’époque directeur du Guggenheim Museum, pour la télévision américaine NBC dans le cadre d’une série d’entretiens, Conversations with Elder Wisemen. L’interview se déroula au milieu des œuvres de Duchamp conservées au Museum of Art de Philadelphie.


extrait du texte de Jennifer Mundy :

Photographs taken of Duchamp with the television crew show that a key person in the making of the programme was the Associate Producer Beatrice Cunningham (1923–1989) (figs.13–15). While James Johnson Sweeney sits to one side, she and Duchamp are shown sitting close to each other, engrossed in conversation. Nothing is known about what they talked about but it would seem likely that Duchamp spent time discussing the Large Glass with her. A striking woman, Cunningham was a former fashion model for Vogue (figs.16–17). At a time when there were few women at senior levels within television, Cunningham worked as an Associate Producer on the Wisdom series from 1954–8, filming not only Duchamp but also Eleanor Roosevelt, Jawaharlal Nehru, David Ben-Gurion, Igor Stravinsky and Pablo Picasso. In the same year she also completed a challenging assignment, filming near Djarkata, Indonesia, in which the film crew had needed an armed police escort. It was while there that she met her future husband, Wolf Suschitzky, a key figure in the British documentary film movement and a photographer.

Very little is known about why Duchamp chose to give a note relating to the Large Glass to Cunningham, sealed under a pane of glass attached simply with sticky tape to a back board. Wolf Suschitzky recalls:

The inscription in French – ‘en souvenir d’un enfer à Philadelphie’ or ‘in memory of hell in Philadelphia’ – might have referred to the ‘hellish’ experience of making the programme or more specifically to the difficulties of working under hot camera lights for two days. Curiously, Beatrice did not speak French, but, although fluent in English, Duchamp preferred here to express this idea mellifluously in his native tongue.


traduction :

Les photographies de Duchamp au milieu de l’équipe de télévision montrent qu’une personne clé de la réalisation du reportage fut la productrice déléguée Béatrice Cunningham (1923-1989). Alors que James Johnson Sweeney est assis sur le côté, Beatrice Cunningham et Duchamp apparaissent assis proches l’un de l’autre, occupés par leur conversation. Personne ne sait de quoi ils ont parlé mais il semble probable que Duchamp ait parlé avec elle du Grand Verre. Cunningham était une femme étonnante qui avait été mannequin pour Vogue. À une époque où les femmes placées à des postes de responsabilité étaient rares, Cunningham travailla de 1954 à 58, en tant que productrice déléguée, à la série de reportages Wisdom, filmant non seulement Duchamp mais aussi Eléonor Roosevelt, Jawaharlal Nehru, David Ben Gourion, Igor Stravinsky et Pablo Picasso. La même année elle mena près de Djakarta en Indonésie, une mission difficile en filmant dans de telles conditions que l’équipe de tournage dut être assistée d’une escorte de police armée. C’est là qu’elle rencontra son futur mari, Wolf Suschitzky, un photographe, figure clé du documentaire britannique.

On ne sait à peu près rien des raisons pour lesquelles Duchamp décida de donner une note sur le Grand Verre à Cunningham ; note scellée sous une plaque de verre et fixé à un fond avec un simple ruban adhésif. Wolf Suschitzky se souvient :

L’inscription “En souvenir d’un enfer à Philadelphie” a pu faire allusion au souvenir cauchemardesque de l’émission ou plus précisément à la difficulté de passer deux jours à parler sous la lumière et la chaleur des projecteurs de cinéma. Bien que Beatrice ne parlait pas français et que Duchamp s’exprimait, lui, très bien anglais, il préféra, afin d’exprimer ses idées avec plus de vivacité, parler dans sa langue maternelle.


Bien que Beatrice Cunningham n’ait pas interviewé Duchamp dans le programme, Marcel Duchamp s’est, au moins une autre fois, à l’occasion d’une interview, entretenu avec une femme de télévision d’une grande beauté : en 1968, peu de temps avant sa mort, avec la journaliste Joan Bakewell lors d’une interview pour la BBC. Joan Bakewell sera l’objet d’un prochain travail.

Le nom Cunningham est écossais, c’est le nom d’un clan et d’une région du comté de l’Ayrshire, au sud-ouest de l’Écosse. Le nom remonterait au XIIème siècle. Il existe plusieurs tartans du clan Cunningham. Deux sont représentés dans le polyptyque : le tartan usuel, rouge, noir, blanc et bleu (le bleu est parfois remplacé par du noir) et le Hunting tartan, le tartan pour la chasse, vert, noir, rouge, bleu, blanc et jaune.

Je trouve amusant que ce nom soit, par le hasard, deux fois associé à Marcel Duchamp : une première fois avec Beatrice Cunningham et une seconde, probablement plus connue, avec le chorégraphe américain Merce Cunningham qui fut l’auteur de Walkaround Time dont la première représentation se déroula le 10 mars 1968 à Buffalo (New York) avec des décors de Jasper Johns qui reprennent les éléments du Grand Verre de Marcel Duchamp. La photographie ayant servi pour le panneau a été prise au cours de cette représentation à laquelle Duchamp assista : on le voit saluer au milieu des danseurs, Merce Cunningham à sa gauche.

Walkaround Time évoquerait l’attente des premiers informaticiens devant leur ordinateur pendant qu’il traitait les données et l’incertitude de qui marche, tourne, autour de qui ? Est-ce l’informaticien qui tourne autour de l’ordinateur ou l’inverse ? La référence au temps détermina le choix de la deuxième photographie de Beatrice Cunningham quand, alors qu’elle était mannequin pour Vogue, elle posa devant une pendule ancienne.

Ce hasard des rencontres appela l’évocation d’une copie peinte d’un des Stoppages étalons, travail sur le hasard de Marcel Duchamp.

Le titre de Cunningham & Cunningham me rappelait les marques telles Johnson & Johnson des produits anglo-saxons que j’utilisais dans mon enfance.